dimanche 17 août 2014

DRÔLE D’ÉPOQUE

Quand les vaches chauffent les singes !

À qui profite véritablement la méthanisation de nos poubelles vertes, quand on parle uniquement pépètes ? La facture de l’énergie s’en ressent directement dans certaines situations, comme au parc zoologique de Saint-Aignan-sur-Cher, le premier à produire son propre biogaz. Quant aux particuliers, ils ne doivent pas s’attendre à une baisse du prix sous l’effet du tri sélectif des déchets. Si louable soit-il.




Photo hors-sujet... sauf qu'un singe reste un singe ! Même s'il
se photographie lui-même comme pour ce "selfie"
qui fait un tabac sur Internet (1)
Photo : domaine public/par Wikimédia Commons/David Slater



Réussir à faire trier les poubelles aux habitants de 293 communes pour leur permettre ensuite de consommer, au prix du marché, le gaz issu de leurs propres déchets alimentaires. La Moselle a été souvent citée en exemple depuis l’inauguration de ce modèle d’ʺéconomie circulaireʺ, au mois d’octobre 2012. Elle n’est plus la seule. À Saint-Aignan-sur-Cher, une usine de méthanisation est intégrée à un parc zoologique qui compte 4.600 animaux. L'expérimentation est nouvelle. Elle utilise le fumier des animaux, les tailles et tontes des espaces verts des 27 hectares du site, ainsi que les déchets d'un élevage et d'une coopérative agricole des environs : fumier bovin, lisier porcin, fonds de silos à céréales. Les vaches chauffent les singes ! Une partie de la chaleur produite est destinée, en effet,  à chauffer la serre des gorilles et des lamantins, ainsi que le bâtiment d'hiver des éléphants.

«-Même en été, les serres des gorilles et le grand bassin des lamantins du zoo de Beauval ont besoin d’être chauffés. Ils le sont grâce à la méthanisation
-» écrit dans La France agricole, Aude Richard. Elle précise que les dirigeants du zoo ont investi 2,5 millions d’euros dans une unité de biogaz, en cogénération. Au total, 11.000 tonnes sont valorisées par an. La production annuelle de méthane est estimée à 500.000 Nm3. Tous les fumiers et déchets verts passent dans le méthaniseur. Le reste, soit plus de 70% des déchets, provient d’exploitations agricoles et d’industries agroalimentaires. Des contrats de trois ans ont  été signés avec des éleveurs. «-Nous faisons un échange, explique dans l’hebdomadaire agricole Marie-Françoise Brégéa, du Gaec de l’Herbagère, à Orbigny (Indre-et-Loire). Nous leur donnons du fumier et, en retour, nous recevons du digestat, avec les mêmes quantités d’azote, de phosphore et de potasse-».

À terme, les boues du futur bassin des hippopotames seront filtrées et introduites dans le méthaniseur. Le paillage, pour l’instant en écorce, devrait passer en lin, et les déchets fermentescibles des restaurants du parc seront triés. Le zoo reçoit un million de visiteurs chaque année. Les gestionnaires attendent une réduction d’environ 20.% de la facture totale de gaz nécessaire au chauffage du parc zoologique. L’électricité revendue à EDF (1.900 MWh/an), devrait représenter une alimentation annuelle de 3.000 foyers.




« Personne ne va aussi loin »


En Moselle, à Morsbach, près de Forbach, la réalisation du Sydeme (syndicat mixte de transport et de traitement des déchets ménagers de Moselle-Est) est d’envergure : c’est à partir des poubelles vertes de tout l’Est lorrain (14 intercommunalités réparties sur 293 communes représentant une population d’environ 381.000 habitants), que l’usine Méthavalor, située au barycentre de ce territoire, produit gaz, chaleur, électricité et compost, avec une montée en puissance progressive qui a débuté en 2011. «-Ce que vous voyez là est unique en France, voire dans le monde pour certains procédés d’acheminements et d’ouverture des sacs de détritus-», déclarait le président du Sydeme, le jour de l’inauguration, en octobre 2012. 

Méthavalor a une capacité d’absorption de 32.000 tonnes de produits fermentescibles. Environ 160.000 foyers de Moselle-Est sont concernés, qui, pour la plupart, trient leurs biodéchets. Les restes des restaurants et cantines de tout le territoire, ainsi que les déchets verts broyés des déchetteries (10.000 tonnes par an) arrivent également dans cette usine. De plus, une convention a été signée entre la France et l’Allemagne, prévoyant un échange de déchets. La coopération transfrontalière doit rendre optimales les capacités de traitement de l’unité de valorisation thermique de Neunkirchen (Sarre) et celles de l’unité de méthanisation de Morsbach. Le Sydeme ne disposant d’aucune unité d’incinération de déchets résiduels, est susceptible de livrer jusqu’à 70.000 tonnes de déchets par an à Neunkirchen. En contrepartie, l’unité sarroise pourra faire traiter annuellement en Moselle, jusqu’à 15.000 tonnes de déchets biologiques de sa collecte séparative.

Peaux de banane, coquilles d’œuf, épluchures de pommes de terre, restes de viande ou de légumes… sont stockés, criblés, malaxés puis engloutis par un digesteur, immense cuve privée d’oxygène. Le mélange se dégrade doucement dans une atmosphère à 55° durant trois semaines. Du biogaz, méthane et CO2, s’accumule dans le digesteur. Dans un premier temps, ce biogaz faisait tourner une unité de cogénération produisant de l'électricité et de la chaleur. La première est revendue à ErDF. Et, au printemps 2013, les premiers mètres cubes de biométhane ont été injectés dans le réseau gaz de ville de GrDF.

L’usine Méthavalor est dimensionnée pour produire, en vitesse de croisière, 5.500.000 mètres cubes de gaz par an, 10.900 MWh/an d’électricité, 12.400 MWh/an de chaleur et 8.000 tonnes de compost. Le biocarburant disponible au sortir du processus a été adopté pour la flotte d'une trentaine de camions-poubelles du Sydeme et de quelques bus de ville supplémentaires. Ces véhicules ont été convertis et consomment 250.000 mètres cubes annuels sur les 400.000 dégagés par an par le méthaniseur soit l’équivalent de 4 millions de litres de gazole. «-Nous allons donc produire davantage que nos consommations
-», assure le Sydeme.

Dans cette conjoncture apparemment favorable, «-l'équilibre économique d'une telle installation reste encore bien fragile-» notent cependant Les Echos, en mars 2013. Les revenus de l'électricité, la vente du biogaz et des engrais agricoles compensent les coûts de collecte et d'exploitation. «-Les coûts de gestion de ces déchets ne sont pas supérieurs à celui de leur enfouissement-» fait remarquer le président du Sydeme dans sa déclaration au quotidien économique, ajoutant que «-les charges d'amortissement sont comblées par les taxes municipales-». «-Le Sydeme se targue par ailleurs d'avoir créé 140 emplois non délocalisables de la sorte. Une réussite qui attire la visite de collectivités du monde entier-» relèvent encore Les Echos.

«
-Certains procédés mis en place à Morsbach font l’objet de brevets attribués en partie au Sydeme-», souligne Le Républicain lorrain. «.S’ils sont repris ailleurs, cela va rapporter de l’argent à notre syndicat mixte. Une installation a déjà été copiée en Norvège. Des Canadiens doivent bientôt visiter l’usine. Dans le traitement de la biomasse, la Moselle-Est sert désormais d’exemple-», s’est réjouit, à l’époque, le président du Sydeme. Selon lui, le prix moyen du traitement des déchets dans l’Est mosellan est déjà 35 % inférieur au prix moyen pratiqué en Lorraine. L’argument est de nature à mobiliser l’opinion.

«
-Le système permet de soustraire 37.000 tonnes au circuit d'enfouissement---où le traitement coûte aujourd'hui 87 euros par tonne---pour basculer vers la méthanisation, pour un prix de 65 euros seulement par tonne. L'économie se monte à 814.000 euros pour cette année et croîtra mécaniquement au rythme de l'augmentation des coûts d'enfouissement. Selon nos prévisions, le coût du traitement restera stable au cours des 25 prochaines années tandis que les économies et les recettes sont appelées à augmenter-», déclare dans La Tribune, en mai 2012, le directeur du Sydeme.


Au prix du marché


N’importe quel benêt pourrait se demander pourquoi les ménages ne bénéficieraient pas d’une ristourne, puisque ce gaz est issu de leur poubelle verte… Le consommateur-trieur est en première ligne, en effet, et l’optimisation de sa poubelle alimentaire dépend de sa bonne volonté : le Sydeme se distingue des autres centrales urbaines de méthanisation par la collecte sélective des déchets organiques. En clair, les habitants disposent d'une poubelle distincte où ils jettent les restes de cuisine, en plus de la poubelle des emballages en plastique recyclable et du papier-carton,  et celle des ordures résiduelles. Ce mode de collecte a l'avantage de fournir une ressource de qualité par rapport à une collecte indifférenciée suivie d'un tri mécanique.

Le prix du gaz peut-il évoluer à la baisse ? Oui, mais, à ce jour, la poubelle verte n’y sera pas pour grand-chose. Car le prix du gaz est  indexé sur les cours du pétrole pour éviter que ces deux énergies ne se fassent concurrence. «-Le calcul du prix du gaz est réalisé sur la moyenne des six derniers mois, moins le mois du calcul. Ensuite, la formule est appliquée aux trois mois à venir.» Il y a en général un décalage de trois à neuf mois, avant que le prix du gaz ne s'ajuste à celui du baril. Et si jamais le prix du pétrole remonte avant que celui du gaz n’ait baissé… C’est la règle du «6-1-3».  En dernier recours, c'est l’État qui fixe une éventuelle hausse ou baisse des prix du gaz.


Ainsi, les tarifs réglementés du gaz naturel devaient baisser de 1,6% en juin 2014, d’après  les déclarations du Premier ministre. La Commission de régulation de l'Energie a annoncé que la baisse est en réalité de 1,72% en moyenne. Elle vient s'ajouter aux baisses successives de mai 2014 (-0,76%), avril 2014 (-2,1%) et de mars 2014 (-1,18%). Toutefois, cette baisse est en demi-teinte. Elle intervient après des hausses importantes (entre 2005 et 2013, le prix du gaz a augmenté de 70%) et des augmentations de prix en janvier et février. Surtout, depuis avril 2014, la taxe intérieure sur la consommation de gaz naturel--TICGN, dont n'étaient redevables que les professionnels, a été étendue aux particuliers. Cette extension avait d'ailleurs suffi à neutraliser les effets de la baisse des tarifs réglementés hors taxes d'avril.

Ce ne sont pas nos poubelles bien triées qui mettront sens dessus-dessous un tel modèle technocratique, bien verrouillé depuis les années soixante. Reste donc à jeter un œil sur la fiscalité locale ‒ pour laquelle les communes ont les coudées franches ‒ et plus précisément sur l’évolution de la taxe sur l’enlèvement des ordures ménagères à proximité de l’usine du Sydeme. Pour une des moins élevées de Lorraine, comme le prétendent nos élus (pas tous), on constate qu’elle a augmenté de +1,45 % en 2012, de +1,79 % en 2013 et de +1,05 % en 2014. Les discours ne se sont pas embarrassés de ce type de détails. Mais là, je sens que je vais m’attirer quelques inimitiés…

 
Sylvain Post  journaliste honoraire & auteur



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(1) Cette image a fait le tour du monde au mois d’août 2014. Le photographe David Slater venait d’installer son appareil, quand le singe s’est emparé du déclencheur pour se photographier lui-même. Polémique à propos du droit d’auteur. Le photographe ne peut prétendre avoir pris la photo. Quant au législateur, il  a tendance, aujourd’hui, à reconnaître davantage de droits à l’animal. Le cliché s’est retrouvé sur ʺWikimédia Commonsʺ, la collection multimédia de Wikipédia qui contient de nombreuses images libres de droits. Le photographe n’a pas obtenu son retrait. Quant au bureau du copyright américain, il a estimé qu’une photo prise par un singe n’était pas protégée par le droit d’auteur, l’organisme public refusant de l’enregistrer dans cette base. Une décision qui donne raison à Wikipedia dans son litige avec le propriétaire de l’appareil photo. L’US Copyright Office, vient de trancher : « Nous n’enregistrerons pas les œuvres produites par la nature, les animaux ou les plantes ».







Méthavalor, à Morsbach (Moselle)






jeudi 7 août 2014

MÉDECINE GALLO-ROMAINE EN MOSELLE

Le cachet d'oculiste perdu de vue !

Un artéfact relevant de la médecine du IIIe siècle, découvert par un collectionneur anonyme sur le Mont Hérapel (Moselle), a rejoint la vitrine privée de son "inventeur". C’est embêtant. Mais, pour le public tout n’est pas perdu, grâce à la ténacité d’un passionné d’archéologie…




Près de 300 cachets à collyre ont été répertoriés en France.
La pièce présentée s'apparente à celui du Hérapel, qui a
fini dans la poche d'un prospecteur anonyme.
© Musée romain de Lausanne-Vidy (Suisse)



Ses écrits sont fouillés. Le contraire serait un comble pour un passionné d’archéologie. Homme de terrain et auteur, Gilbert Hoffmann s’intéresse à l’Antiquité par goût, non pas par métier. De longues années de fouilles de sauvetage, et une pratique responsable et scientifiquement recevable lui ont permis d’acquérir de l’expertise. Ne vous y trompez pas, ce passeur de mémoire, et son fils Roland, sont reconnus comme les spécialistes contemporains du Mont Hérapel, «-toujours pas classé officiellement site archéologique-» s’offusque Gilbert Hoffmann dans la revue annuelle du Cercle d’histoire locale de Forbach "Die Furbacher". Sur papier glacé, il vient de livrer la somme des connaissances actuelles concernant ce site.

À deux kilomètres et demi au sud-ouest de Forbach, le promontoire du Hérapel borde la faille du Warndt et domine la vallée de la Rosselle du haut de ses 329 mètres. Avant même la romanisation, il était aménagé en "éperon barré", fortifié au point le plus faible pour assurer la protection de son peuplement. En dernier, ce fut un vicus gallo-romain de quelque 3 200 âmes, d’après une évaluation d’un archéologue éminent au siècle dernier : Emile Hubert, industriel de Sarreguemines. «-Très touché lors de l’invasion germanique du IIIe siècle, il a été définitivement détruit par la deuxième et grande invasion du Ve siècle-» précise Gilbert Hoffmann, persuadé que la présence des Romains sur le promontoire est pratiquement acquise depuis le règne de Tibère (14 à 37). Les monnaies les plus tardives trouvées sur place ont été frappées sous Arcadius (395-408) et Honorius (395-423).

Avec son temple octogonal, ses thermes, ses officines, ses échoppes, cette implantation qui n'avait pas le statut de ville ou encore de domaine rural, peut être qualifiée de bourg ou de petite ville de province. Elle était principalement située sur l’actuel ban de Cocheren et ses limites atteignaient Morsbach, Rosbruck, Théding et Folkling. Les premières fouilles importantes du vicus ont été menées par l’ingénieur allemand E. Böcking, au XIXe siècle, puis par Emile Huber, entre 1881 et 1904, sous l’annexion de l’Alsace-Moselle à la Prusse.

Le "mobilier" archéologique est exposé à Berlin et à Londres. Par la suite, des archéologues locaux, tenus pour des amateurs chevronnés et désintéressés, sont retournés sur le terrain afin de sauver d’autres objets déposés auprès des musées de Metz, Sarreguemines et Sarrebourg. Ce que personne n’avait encore trouvé jusque-là, c’est un "cachet d’oculiste" servant à marquer les bâtonnets de collyre avant leur durcissement.




Spécialité gauloise



«-S'il est un domaine dans lequel la médecine gallo-romaine présente une spécificité particulièrement intéressante, c'est bien celui des cachets avec lesquels les oculistes imprimaient sur leurs collyres les renseignements indispensables à l'utilisation de ces derniers. Ces cachets, dont 268 sont actuellement répertoriés, ont été trouvés essentiellement en Gaule et dans les contrées voisines de la Gaule-» écrit Catherine Salles dans la Revue archéologique du Centre de la France, en 1982.

«
-Alors qu'il existe de nombreuses stèles de médecins oculistes dans les pays méditerranéens, les cachets servant à imprimer les collyres sont pratiquement inexistants dans ces régions et il semble bien que l'utilisation de collyres solides soit une technique typiquement gauloise. Ces collyres nous fournissent la preuve de l'importance tenue par les ophtalmologistes dans la vie gauloise, importance confirmée par la découverte en Gaule et en Rhénanie de trousses chirurgicales qui contiennent des instruments destinés aux opérations ophtalmologiques et par plusieurs bas-reliefs qui montrent des oculistes dans l'exercice de leur profession-».

Selon Catherine Salles, cette spécialisation des médecins gaulois ne peut s'expliquer par de simples raisons médicales, car les affections des yeux étaient aussi, sinon plus, fréquentes dans les régions méditerranéennes. «
-Il faut sans doute chercher une des causes de l'importance accordée en Gaule à l'ophtalmologie dans des traditions antérieures à la conquête romaine-».
 
L'activité des oculistes s'exerçait en majorité dans le centre de la France et selon un axe qui allait du centre au Nord-Est de la France, au Rhin et à la Belgique. Des cachets ont été trouvés notamment en Allemagne, en Bretagne et en Espagne. « Les spécimens trouvés en Gaule portent des inscriptions latines gravées à rebours, indiquant les noms de l'oculiste inventeur ou vendeur d'un collyre, le nom et l'usage du collyre, son mode d'emploi. Certains cachets portent plusieurs noms, ce qui permet de conclure qu'ils avaient été utilisés successivement par plusieurs oculistes. «
-La Gaule seule fournit des exemples d'inscriptions semblables-» indiquait en 1936, le médecin belge G. Muls, dans la Revue d'histoire de la pharmacie.

Qu’est-il advenu du seul cachet d’oculiste trouvé en Moselle, entre 1977 et 1979 ? Avec un léger haussement d’épaules, Gilbert Hoffmann, qui avait remarqué le prospecteur anonyme sur les lieux et s’était rapproché de lui, ne dissimule pas son désappointement
-:-«-Nous l’ignorons. Et malgré notre intervention, les services compétents ne semblent toujours pas attacher un intérêt spécial à cette découverte extrêmement rare, clandestine et non déclarée aux autorités concernées, en premier lieu au maire de la commune-».



Croquis et prise dempreintes



Pugnace, le spécialiste du Hérapel avait pu décider le "découvreur" anonyme à lui prêter la trouvaille le temps de réaliser des photos, des croquis et une prise d’empreintes. Ces éléments sont aujourd’hui déposés au musée de Metz et diverses publications savantes en ont fait état. Tout n’est donc pas perdu. Le timbre du Hérapel est de forme rectangulaire, en pierre dure. Sa longueur est de 40,2 mm, sa largeur de 32 mm et son épaisseur de 10 mm. Les quatre faces latérales portent des lettres gravées en caractères rétrogrades avec des mots : ARENSISLE NEANICET, ARENSISDI ALEPIDOS, ARENSIS DIAMISUS, ARENSIS LENEDIAL. Les noms des collyres sont généralement des transcriptions latines de mots grecs, les thérapeutiques grecques ayant pénétré en Gaule par l'intermédiaire des Romains.

Gilbert Hoffmann s’immergea dans la littérature scientifique disponible avant de tenter un décryptage pointilleux de ces formules dont l’oculiste-pharmacien avait le secret, mélangeant sucs de plantes, sels minéraux, en particulier sulfates et acétates de cuivre, poudre de pierres précieuses, huiles végétales, le tout lié par de la gomme destinée à rendre les collyres non cassants. Les bâtonnets devaient être ramollis avant leur emploi en pommade ou en instillation. De nombreuses préparations sont connues grâce à Pline l'Ancien, et surtout à Celsus, " l’Hippocrate latin".





En dessinant le cachet d'oculiste du Hérapel, Gilbert Hoffmann 
a mis en évidence les gravures des quatre faces latérales :
nom de l'oculiste, posologie, mode d'emploi...
 © Gilbert Hoffmann



Gilbert Hoffmann prend l’exemple d’ARENSIS LENEDIAL/EPIDOS et détaille : «-On peut logiquement admettre qu’Arensis soit le nom du praticien-». Lenedial/epidos ? «-Sous ce terme il faut comprendre : collyre aux squames métalliques. Poussière de ce métal, pour soulager, calmer, adoucir (Lene) les infections et suppurations. On peut supposer que les carbonates de cuivre découverts au Hérapel sous forme d’azurite et de malachite d’origine hydrothermale, présentes dans des nodules de grès à l’état d’inclusions, entraient dans la composition de ces collyres.

Sur ce site, d’autres minéraux existent, tel que l’oxyde de zinc contenu dans l’eau de la source sainte Hélène en quantité relativement importante, soit 34 microgrammes par litre-» précise Gilbert Hoffmann. Ainsi, l’archéologue ne manque pas d’évoquer les eaux de suintement prétendument curatives du Mont Hérapel, à l’emplacement d’une ancienne chapelle détruite par les dégâts miniers,  dédiée à sainte Hélène (mère de Constantin, premier empereur romain à adopter le christianisme), toujours vénérée. Un aménagement a été réalisé, et les visiteurs continuent d’y déposer de petites croix votives confectionnées avec la prêle d’hiver que l’on trouve dans la forêt du Hérapel. Cette chapelle avait pris la suite d’un petit monument cultuel antique qui renvoie aux Gallo-Romains et à leurs préparations «-anesthésiantes, calmantes, antibiotiques, anti-inflammatoires, anti-infectieuses. Et, de toute façon, thérapeutiques pour soigner la cornée, le cristallin, les conjonctivites-».



Les Celtes boudent leur langue



 À ne considérer que ce cachets d’oculiste et les prescriptions qu’il permettait de délivrer, on peut se demander si tout le monde échangeait en latin sur le Mont Hérapel. D’une manière générale, au temps de l’occupation romaine, les Gaulois abandonnèrent leur idiome celte au profit de la langue de l’Imperium Romanum. Pendant plusieurs siècles, une sorte de bilinguisme gaulois/latin a eu cours. Non pas le latin de Cicéron, mais un "bas latin" parlé par les soldats et les fonctionnaires présents en Gaule.  Pour une seule forme écrite du latin, il existe plusieurs variantes orales, dont la différenciation débouchera sur nos langues d’origine latine après l’occupation romaine.

Pour les Gaulois, connaître le latin était indispensable s’ils voulaient accéder aux avantages du système et espérer une ascension sociale et un avenir prometteur. Ils acquièrent la citoyenneté romaine dès 212. Les plus nantis des Celtes peuvent même se permettre d’envoyer leur progéniture étudier à la ville voire à Rome, afin qu’ils s’en tirent mieux que les autres. «
-Vers le Ve siècle, le gaulois est sur le point d’avoir disparu complètement de la Gaule-»  écrit Frédéric Duval dans Mille ans de langue française, histoire d’une passion ( Ed. Perrin/Tempus). On ne s’étonnera donc pas que les cachets d’oculiste portent, à travers toute la Gaule, des mentions latines. Il valait mieux s’adresser au peuple dans cette langue en plein essor qu’il comprenait de mieux en mieux. Pour l’artéfact perdu de vue du Mont Hérapel, la formule est toute trouvée : Alea jacta est… 

 
Sylvain Post  journaliste honoraire & auteur







Ce cachet d'oculiste présenté au British Museum de Londres,
mentionne quatre remèdes à base de safran préparés
par Junius Taurus sur une ordonnance de Pacius.
Provenance : Naix-aux-Forges (Lorraine/Meuse).
© by courtesy of Marie-Lan Nguyen
 




Trouvé en Bretagne, ce cachet à collyre est
exposé au musée de Merdrignac (Côtes d'Armor).
© d.r.