jeudi 2 février 2012

MONDE SOUTERRAIN

La face cachée des arbres

Dans l’obscurité d’une caverne aucune plante
capable de photosynthèse ne peut pousser.
Pourtant, dans les environs de Sarreguemines,
des racines se développent dans le noir…


C'était en 1963... à 17 ans, mon premier article sur les racines.
 
 
À part des spéléos, qu'y a-t-il de vivant sous terre ? Dès qu'il fut constaté que le monde souterrain était peuplé, il devint indispensable de faire un tri pour ne pas se prendre les pieds dans la biosphère. En spéléologie, la méthode la plus pratique distingue trois catégories de «-cavernicoles-» : les trogloxènes, les troglophiles et les troglobies.
 

Les premiers sont des animaux qui utilisent le monde souterrain au cours d'une partie de leur existence pour des raisons particulières à chaque espèce. Par exemple, pour hiberner, pour estiver ou tout simplement pour s'abriter. Ces animaux peuvent utiliser d'autres lieux en l'absence de cavités. De plus, ils n'effectuent pas leur cycle complet de reproduction sous terre : même les espèces de chauves-souris qui utilisent les grottes pour hiberner, s'accouplent à l'extérieur à une autre période de l'année.
 

Les deuxièmes sont des animaux adaptés à la vie souterraine. Au cours de l'histoire de leur lignée, la variabilité génétique a introduit des caractères les rendant plus aptes que d'autres à vivre sous terre. On cite l’exemple de l’escargot Oxychilus dont l'espèce troglophile est carnivore grâce à une enzyme capable de digérer les carapaces des insectes, à la différence de leurs cousins du dehors.
 
Enfin, les troglobies sont les véritables cavernicoles. Lointains descendants d'animaux de surface, ils s'en sont depuis tellement éloignés physiologiquement et morphologiquement qu'ils ne peuvent plus survivre à l'extérieur. Leur développement dépend du monde souterrain auquel ils sont inféodés. Ce sont surtout des invertébrés: insectes, crustacés, mollusques, vers, unicellulaires.
 
Il n'existe pas d'herbivores troglobies puisqu'il n'y a pas de végétation chlorophyllienne dans l'obscurité totale. D’où la question : comment expliquer la présence de racines au plafond de certaines cavités, naturelles ou artificielles, plongées dans le noir ? Une telle curiosité s’est présentée aux spéléos il y a une cinquantaine d’années, dans une ancienne carrière souterraine ouverte dans le calcaire coquillier (Muschelkalk), dans les environs de Sarreguemines.


 
 

En 1976, même intérêt au sein de l'équipe de naturalistes conduite par Serge Kottmann.



Propriété privée d’accès interdit, cette carrière désaffectée s’étend sur environ 7 hectares et une profondeur de 500 mètres dans la colline. L’aération était assurée par une machinerie et un puits débouchant dans la forêt. Plusieurs milliers de civils y avaient trouvé refuge après l’année 1942 de sinistre mémoire, lors des bombardements et jusqu’à la libération de Sarreguemines (du 5 au 10 décembre 1944) par les troupes américaines. Un hôpital de campagne avec douze lits et une unité chirurgicale avaient été aménagés dans les galeries. Il y eut huit décès de mort naturelle et deux tués près de l'entrée, et huit naissances. Entre Noël 1944 et le Nouvel An, l'armée américaine évacua les derniers 2 800 réfugiés de cette « ville souterraine ».
 

Après la guerre, l’exploitation souterraine de calcaire pour l’industrie céda le pas au champignon de Paris. Milieu favorable à cette culture, car il réunit dès qu’on y pénètre profondément, les caractéristiques physiques principales des cavernes en milieu karstique : absence de lumière, humidité élevée et relativement constante, température presque invariable. Cependant, l'obscurité absolue entraîne l'absence complète de végétaux verts capables de photosynthèse. Or, il était difficile de contester l’appartenance des racines « cavernicoles » à une plante vivant à la lumière du jour et présentant une surface d'échange  pour la fonction chlorophyllienne.
 
 

Géotropisme en sous-sol


© Ph. Serge Kottmann, 1976.
 
 

L’énigme de ces racines très ramifiées et de très petit diamètre, présentant une croissance en longueur active, ne pouvant pas vivre seulement d’air et d’eau fraîche, fut vite résolue. Le plus remarquable est leur croissance relativement vigoureuse dans ce milieu apparemment coupé du monde extérieur. C’est précisément cette impression de rupture avec l’extérieur qui pouvait induire en erreur. Pas de doute, les racines des cavernes observées sous diverses latitudes sont attribuées aux arbres poussant quelques mètres ou dizaines de mètres au-dessus. La face cachée des arbres, en quelque sorte.
 

Les sciences du vivant nous ont appris qu’une racine prendra  toujours une position verticale et s’enfoncera de haut en bas. C’est le géotropisme positif, loi naturelle qui oblige toute racine à se diriger vers le centre de la Terre. Avec deux exceptions : quand il y a un obstacle, la racine s’appuie dessus et si la résistance est trop forte elle contourne l’écueil, pour reprendre ensuite sa position verticale. Et si la racine veut atteindre une zone humide, elle peut prendre une direction oblique.
 

Dans la colline dominant la Sarre, les diaclases du massif de calcaire ont permis aux racines de la carrière souterraine de traverser la roche entre la surface et la cavité. Parvenues dans la grotte remplie d'un air saturé en humidité, certaines ont développé un chevelu caractéristique au niveau de la voûte, tandis que d’autres ont poursuivi leur croissance jusqu’à atteindre le sol.
 

Pétrifiées par l’eau de ruissellement chargée de carbonate de calcium, ces colonnes mi-pierre, mi-végétal, rendent compte de la puissance expansive de la nature. Quasi-stalactites depuis des décennies et pour longtemps.


Sylvain Post, avec Serge Kottmann
Photos réalisées avec l'autorisation du propriétaire de la carrière souterraine





La crevette cavernicole Niphargus

Des crevettes aussi... 
En 1976, des  crevettes cavernicoles dépigmentées mesurant tout au plus dix millimètres, ont également été observées dans le ruisselet qui parcourt la carrière souterraine. Elles ont pour nom Niphargus
Ces petits carnassiers opportunistes peuvent vivre en se nourrissant d’argile et survivre dans des conditions extrêmes en dehors de l’eau mais en milieu humide. Comme les zones de leur habitat sont très cloisonnées et dispersées, il existe un grand nombre d’espèces de Niphargus.



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